1. Propos liminaires – Si le risque est omniprésent dans nos sociétés, on se rend compte qu’il recouvre des réalités différentes selon qu’il est étudié du point de vue scientifique, philosophique, politique, économique ou encore juridique. En effet, la première difficulté que l’on rencontre est la définition du risque. Comme le rappelait Alain Polach, entre le « danger plus ou moins probable auquel on est exposé » du Larousse et le « hasard d’encourir un mal, avec l’espérance, si nous en échappons, d’obtenir un bien » de Condillac, l’écart est grand1. Le concept de risque juridique fait lui référence à la notion de risque et de gestion des risques liés à l’application des normes juridiques. C’est pourquoi cette étude se concentrera sur la manière dont les acteurs économiques s’emploient à gérer les risques liés au droit des pratiques anticoncurrentielles. Il convient donc pour l’entreprise d’évaluer le risque concurrentiel afin d’établir une stratégie. Les méthodes sont variées, mais elles supposent dans un premier temps d’avoir conscience de celui-ci et d’en délimiter les contours. Le risque concurrentiel s’entend comme le risque attaché à la violation des règles de droit de la concurrence. De manière plus précise, nous verrons que ce risque se caractérise à travers le poids toujours plus important du Public Enforcement (I), par l’émergence du Private Enforcement en Europe (II), sans oublier d’autres risques non négligeables (III).
I – UN RISQUE GRANDISSANT : LE PUBLIC ENFORCEMENT
2. Un double risque – Si la tendance des autorités de concurrence à prononcer des amendes toujours plus importantes est souvent mise en lumière pour illustrer le risque concurrentiel, il convient de ne pas occulter le renforcement des mesures de détection et d’enquêtes de ces dernières. Le risque pesant sur les entreprises contrevenant au droit de la concurrence en matière de public enforcement doit alors être apprécié dans sa double dimension.
3. Le regain d’efficacité des mesures de détection et d’enquête des autorités – Le regain d’ efficacité des politiques d’enquête des autorités de concurrence trouve sa source dans la réorganisation fonctionnelle de ces dernières. Initiée par la Commission européenne dès 2003, cette évolution à notamment conduit la DG concurrence à abandonner une organisation centrée sur les différents types d’infractions (Abus de position dominante, Cartels…) et à mettre en place des directions responsables de secteur précis (Transports, Télécommunication, Énergie et environnement…). Par ailleurs, cette nouvelle organisation s’est manifestée par la nomination d’un Chief Competition Economist 2, dont la fonction sera occupée à partir du 1er octobre 2013 par le Professeur Massimo Motta3. En France, la réorganisation est arrivée par la loi LME du 4 août 2008 qui a substitué l’Autorité de la concurrence au Conseil de la concurrence à partir de mars 2009. Cette modernisation, saluée dans son ensemble4, a notamment permis de faire disparaître les difficultés nées de la coexistence entre la DGCCRF et le Conseil de la concurrence. Outre cette réforme structurelle, l’introduction de nouveaux instruments d’enquête à disposition des autorités de concurrence a renforcé le risque de détection pour les entreprises contrevenant aux droits de la concurrence. Ainsi, le règlement n° 1/2003 permet à la Commission de mener des inspections dans les locaux commerciaux et privés5, d’apposer des scellés6 ou encore de mener un interrogatoire au cours de l’opération d’inspection7.
À ce titre, un arrêt du Tribunal de l’Union européenne rendu le 6 septembre 2013 8 illustre parfaitement la montée en puissance des pouvoirs d’inspections conférés aux autorités de concurrence et donc du risque pour les entreprises. En effet, à l’occasion de cet arrêt, le Tribunal confirme la légalité des pouvoirs d’inspection de la Commission et leur conformité aux libertés fondamentales même en l’absence d’autorisation judiciaire préalable et valide ainsi la pratique des inspections incidentes9. Enfin, si l’on ajoute à ce qui précède les outils de détection des pratiques anticoncurrentielles, à l’image notamment des procédures de clémence, le regain d’efficacité des mesures de détection et d’enquêtes des autorités de concurrence ne souffre d’aucune contestation. Pour l’entreprise violant les règles antitrust, le risque d’être détectée est d’autant plus préoccupant que la tendance est à l’alourdissement considérable des sanctions.
4. Des sanctions toujours plus sévères – Les amendes prononcées par les autorités de concurrence ces dernières années battent tous les records. Pour s’en persuader, il suffit d’observer les statistiques. Ainsi, au niveau européen, le montant total des amendes prononcées entre 1995 et 1999 était de 297 millions d’euros10. À partir des années 2000, la lutte contre les cartels devient une priorité pour la Commission européenne et c’est à cette période que le montant des amendes va croitre de manière exponentielle. En effet, le montant total des amendes prononcées entre 2000 et 2004 passe alors à 3,7 milliards d’euros11, puis atteint 9,44 milliards d’euros entre 2005 et 2009, un record. Pour les seuls cartels, le montant des amendes entre 2010 et 2013 atteint lui 7,04 milliards d’euros. En France, la tendance est identique. Si l’année 2005 reste celle de tous les records, avec un montant total de sanction prononcé par le Conseil de la concurrence de 754,4 millions d’euros, l’année 2008 s’en rapproche avec un total de 631,1 millions d’euros12. En 2012, alors que le nombre de décisions était inférieur à celui de 200813 ce chiffre s’élevait tout de même à 540,5 millions d’euros. Plus inquiétant encore pour les entreprises, cette courbe ne semble pas prête de s’infléchir.
5. Des sanctions encore plus importantes ? – Prenant appui sur la théorie portée par l’économiste Gary Becker, de nombreuses études estiment que les sanctions actuelles ne sont pas optimales14 et nous incitent donc à penser que celles-ci seront encore amenées à augmenter dans les années à venir. De plus, le sous-développement actuel du Private enforcement en Europe incite les autorités à maintenir un niveau d’amende élevé. Enfin, le risque semble limité par le jeu des plafonds d’amende. Toutefois, si l’article 23 du règlement n° 1/2003 et l’article L. 464-2 du Code de commerce précisent que, pour chaque entreprise, le montant de l’amende ne peut dépasser 10% de son chiffre d’affaires mondial, cette protection demeure relative. En effet, la jurisprudence a montré que les autorités s’autorisaient à « déplafonner » le montant des amendes en les fixant non pas sur le chiffre d’affaires de l’entreprise, mais sur le chiffre d’affaires consolidé du groupe15.
II – L’ÉMERGENCE D’UN RISQUE POTENTIELLEMENT CONSIDÉRABLE : LE PRIVATE ENFORCEMENT
6. Les dernières évolutions en droit européen – Les articles 101 et 102 du TFUE, par leur effet direct, permettent aux particuliers de faire respecter leurs droits devant les juridictions nationales, il s’agit du Private Enforcement 16. Largement développé outre-Atlantique, le private enforcement est longtemps resté étranger au droit européen. Cependant, depuis une dizaine d’années, le contentieux indemnitaire des pratiques anticoncurrentielles a pris une place importante dans les débats doctrinaux17. Cette tendance a pris un tour institutionnel depuis le 11 juin 2013, date à laquelle la Commission européenne a dévoilé une Proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit interne pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne18.
La proposition de directive vise à optimiser l’application du droit de la concurrence mis en oeuvre par les particuliers, en d’autres termes, de faciliter l’introduction d’actions en dommages et intérêts par les victimes de pratiques anticoncurrentielles. En effet, il est établi que la plupart des victimes d’abus de position ou d’entente ne sont actuellement pas en mesure d’exercer de manière effective ce droit à réparation. Afin d’atteindre cet objectif, la Commission recommande notamment aux États membres de se doter de mécanismes de recours collectif pour garantir aux particuliers un accès effectif à la justice. Cette recommandation s’accompagne de principes européens communs que chaque système national devrait respecter. Les États membres sont notamment invités à recourir au principe du consentement exprès (« opt-in »), selon lequel les parties demanderesses ne sont constituées que des personnes lésées ayant expressément consenti à participer à l’action collective. En outre, est également préconisée la mise en place de « solides garanties procédurales », afin d’éviter un usage abusif des recours collectifs, en interdisant par exemple la mise en place d’honoraires de résultats.
7. Vers la mise en place d’une « Class action » à la française – Souvent promise, jamais adoptée, la « Class action » à la française nourrit le débat juridique depuis plusieurs années déjà et a bien souvent était comparée au mythe de Sisyphe19. Si l’introduction de l’action de groupe dans notre système juridique est évoquée depuis près de vingt ans, elle n’a jamais dépassé le stade du simple projet de loi. Mais cela est en passe de changer. En effet, le projet de loi Hamon du 25 mars 2013, modifiant de nombreuses dispositions en matière de consommation, comporte un premier chapitre relatif à l’action de groupe. Ce projet de loi vient d’ailleurs d’être adopté en première lecture par le Sénat le 13 septembre 201320. À ce titre, le Président de l’Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre avait été auditionné par la Commission des affaires économiques du Sénat le 3 juillet 2013 et avait réaffirmé l’importance d’un tel mécanisme tout en pointant certaines insuffisances du dispositif proposé21.
L’avènement d’une action de groupe en droit français semble désormais inéluctable22 et constitue un risque majeur pour les entreprises. En se référant à la pratique américaine, on constate que les amendes infligées peuvent atteindre des montants considérables et constituer un réel danger pour l’entreprise. Si le législateur français devrait prendre soin d’éviter certains écueils mis en évidence par la pratique américaine, en adoptant notamment un système d’ « Opt-in », il n’en demeure pas moins que les risques de sanctions liés au private enforcement deviendront un enjeu majeur qui ne pourront plus être ignorés des entreprises.
III – D’AUTRES RISQUES NON NÉGLIGEABLES
8. Le risque pénal des dirigeants – L’article L. 420-6 du Code de commerce sanctionne de 4 ans d’emprisonnement et de 75 000€ d’amende les personnes ayant pris « frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en oeuvre d’une entente ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché ». À titre d’exemple, la chambre commerciale de la Cour de cassation a infligé des peines de 6 à 18 mois d’emprisonnement avec sursis et des amendes de 10 000 à 40 000€ pour les membres d’une entente dans le secteur des travaux publics en Seine-Maritime23. Cependant les sanctions pénales sont relativement peu appliquées en France24. Seulement une dizaine de condamnations ayant été prononcées depuis 1986. Toutefois, il convient de ne pas sous-estimer le risque pénal . En effet, pour les pratiques à dimension mondiale ou affectant le commerce outre-Manche, il existe un risque d’extradition à des destinations États-Unis. Ainsi, lors de l’affaire « Norris »25, les États-Unis ont obtenu l’extradition de l’ancien PDG de la société Morgan Crucible poursuivi aux États-Unis pour son implication dans une entente d’envergure mondiale.
Le risque pénal apparaît alors bien réel, d’autant que la révision du Sherman Act en 2004 a fait passer les peines d’emprisonnements de 3 à 10 ans et les amendes de $250 000 à $1 000 000. Pour rappel, lors de la seule année 2008, l’Antitrust Division a engagé des poursuites pénales contre 59 personnes physiques et 25 compagnies.
9. Le risque lié à l’image de l’entreprise – Si les conséquences d’une sanction de la part des autorités de concurrence sur l’image de la société ne sont pas quantifiables, elles n’en demeurent pas moins réelles. Ainsi, la mauvaise image suscitée par la publication d’une condamnation peut avoir un effet néfaste sur ses volumes de ventes. Toutefois, il serait réducteur d’en limiter l’influence au seul aspect commercial, l’image de l’entreprise supposant une approche globale affectant toutes les structures de l’entreprise.
Morgan Carbonnel
- (1) POLACH (A.), Risque et gestion des risques : Notions, Cahiers de droit de l’entreprise n° 1, Janvier 2008, dossier 2
- (2) MONTI (M.), Avant propos, in XXXIIIe Rapport sur la politique de concurrence pour 2003, sp. p. 5
- (3) Il succède ainsi au Professeur Kai-Uwe Kuhn nommé à ce poste en 2011
- (4) CHAGNY (M), Une (r)évolution du droit français de la concurrence ? : JCP G 2008, I, 196 ; FOURGOUX (J.-L.), Laloi du 4 août 2008, une révolution prometteuse mais ténébreuse : Gaz. Pal. 14-16 sept. 2008, p. 2 ; VILMART (C.) et LEGUIN (E.) , La loi de modernisation de l’économie : une tentative encore inachevée de modernisation du droit français de la concurrence : JCP E 2008, 1997 ; DEBROUX (M.), La création d’une Autorité de la concurrence aux compétences élargies : une réforme majeure et quelques scories, CCC 2008, alerte 45 ; plus récemment, IDOT (L.), L’année 2011 en droit de la concurrence : Propos introductifs, CCC n° 6, Juin 2012, dossier n° 2
- (5) Article 18-3, du règlement n° 1/2003
- (6) Article 20-2 (d), du règlement n) 1/2003
- (7) Article 20-2 (e), du règlement n) 1/2003
- (8) Tribunal de l’Union Européenne, 4ème chambre, 6 septembre 2013, affaires jointes T 289/11, T 290/11 et T 521/11
- (9) RONZANO (A.), Lettre d’information du CREDA, 6 septembre 2013
- (10) CHEYNEL (B.), Public enforcement du droit de la concurrence : un risque concurrentiel grandissant, RLC, 2010, n° 22
- (11) Pour les données statistiques de la Commission européenne, v. Annexes 1 et 2
- (12) L’amende infligée en 2008 à un cartel de onze entreprises de la sidérurgie d’un montant de 575,4 millions constitue à ce jour un record. Cette amende a été par la suite réduite à 73 millions d’euros par la Cour d’appel de Paris
- (13) En 2008, le Conseil de la concurrence avait prononcé 17 décisions de sanction pécuniaire contre seulement 13 en 2012 pour l’Autorité de la concurrence
- (14) V. notamment : COMBE (E.) et MONNIER (C.), Cartels : The Probability of Getting Caught in the European Union, BEER paper n° 12, mars 2008
- (15) CHEYNEL (B.), Public enforcement du droit de la concurrence : un risque concurrentiel grandissant, préc.
- (16) En effet, depuis l’arrêt de la CJUE du 20 septembre 2001, aff. C-453-99, la Cour de justice juge qu’en vertu du droit de l’Union, toute personne peut demander réparation de son préjudice
- (17) KOMNINOS (A. P.), Private enforcement : An overview of EU and national case law, 22 mars 2012, e-Competitions, n˚ 44442 ; PIETRINI (S.) L’action collective en droit des pratiques anticoncurrentielles, th.Bruylant, 2012 ; ou encore DUMARÇAY (M.), La situation de l’entreprise victime dans les procédures de sanction des pratiques anticoncurrentielles, Litec, 2010
- (18) Communiqué de presse de la Commission européenne du 11 juin 2013 : lien
- (19) DU CHASTEL (A.), L’action de groupe en France : mythe ou réalité ? JCP G n° 36, 3 septembre 2012, 926
- (20) Projet de loi modifié par le Sénat le 13 septembre 2013 : lien
- (21) Compte rendu de la Commission des affaires économiques du Sénat, du 3 juillet 2013 disponible à cette adresse: lien
- (22) SÉLINSKY (V.), L’action de groupe pour obtenir indemnisation des pratiques anticoncurrentielles bientôt adoptée en France, RLC 2013, 35
- (23) Cass. com., 15 janv. 2008, n° 07-11.677, v. également Cass. crim., 20 févr. 2008, n° 02-82.676 pour un autre exemple de sanction pénale
- (24) Pour une proposition de modification de la législation v. BLAISE (J.-B.), La sanction pénale, JCP E n° 12, 21 mars 2013, 1170
- (25) Aff., Chambre des Lords – Norris v Government of United States of America (2010), UKSC 9, 24 février 2010